
Nicole Lewalle et Loïc Fraiture
Fin août, Osmar Silva, un travailleur sans-papier, est mort sur un chantier à Moerbeke (Flandre-Orientale) à cause du manque de protection. Son histoire et l’histoire de sa famille montrent qu’aujourd’hui, en Belgique, le travail tue toujours, qu’obtenir justice reste un combat pour les familles et que mettre fin à l’exploitation est une lutte qui concerne tous les travailleurs.
Ça s’est passé le 21 août 2020. Quelques lignes dans les journaux locaux : « Dramatique accident sur un chantier à Moerbeke », « un travailleur tombe dans une cage d’ascenseur et meurt ». Que sait-on de cet homme ? Rien ou presque. Il serait d’origine portugaise et habiterait Anderlecht. Que sait-on des circonstances de l’accident ? Rien ou presque. La victime aurait perdu l’équilibre. Un « simple » fait divers ? À y regarder de plus près, ce drame aurait dû avoir sa place dans les rubriques « politique » ou « économie » des médias nationaux.
Il s’appelait Osmar Silva
Il s’appelait Osmar Silva. Il était en réalité brésilien, était marié à Simone et avait deux enfants, Caroline et Lorenzo. S’il a fui son pays en 2019, c’est pour pouvoir travailler décemment et pour que ces enfants aient accès à un enseignement de qualité. Au Brésil, l’enseignement privé offre peut-être une bonne formation mais à un prix qui dépasse de loin le salaire mensuel moyen (les meilleures écoles coûtent 1500 réais pour un salaire moyen national de 998 réais) ; l’enseignement supérieur n’est accessible qu’après une sélection stricte, ce qui le rend pratiquement inatteignable pour ceux qui sortent des écoles publiques.

En 2019, la famille a donc migré en quête d’un avenir meilleur. Leur visa ayant expiré, les Silva sont désormais des sans-papiers. Depuis son arrivée en Belgique, Simone, la maman, travaille en faisant le ménage. Osmar travaille dans la construction, il construit des logements, des bureaux, il fait toutes sortes de travaux dont bénéficie ensuite l’ensemble de la population. Comme lui, des milliers d’autres travailleurs sans-papiers – venant de Bulgarie, de Guinée, de Moldavie ou du Maroc – sont actifs dans ce secteur. Le phénomène est d’une ampleur telle qu’on parle même d’un « système belge ». La station de métro Arts-Loi ou le bâtiment du Conseil de l’Union Européenne ont été rénovés grâce au travail de sans-papiers. Comment est-ce possible ? Les géants de l’immobilier qui remportent les contrats font appel à des entreprises plus petites qui elles-mêmes s’associent à des plus petites encore ; on observe ainsi une longue chaîne de sous-traitants dans laquelle s’immiscent des employeurs usant d’ouvriers non déclarés. D’une part, il n’y a pas de cadre légal suffisamment fort pour contraindre et responsabiliser tous les acteurs de la chaîne en matière de normes sociales – on peut même affirmer que le dumping est organisé consciemment en Belgique et en Europe. D’autre part, comme le montre l’enquête du journal De Standaard sur le bâtiment Europa, la justice est incapable d’intervenir dans ces montages. Des rapports d’inspection parlent de soupçons de blanchiment d’argent, de sociétés postales et de travail non déclaré. Mais le magistrat chargé de l’enquête perd les dossiers. Les services d’inspection sont tellement sous-financés par le gouvernement qu’ils ne savent pas lutter efficacement contre les abus, l’exploitation et le dumping social (mise en concurrence entre travailleurs venant de pays très différents économiquement).
Travailler 12 heures, être payé pour 10…
Osmar travaille alors 12 heures par jour – mais n’est payé que pour 10, comme beaucoup de travailleurs sans-papiers qui constituent une main-d’œuvre, non seulement à bas-prix, mais totalement exploitable. Il n’est pas rare qu’un patron décide de ne pas payer un mois de salaire. A qui se plaindre quand on n’a aucun contrat et donc pas droit à des jours de repos ni à une assurance en cas de blessure ou de maladie ? Comment se plaindre quand on a un besoin de ce travail et qu’on risque la détention pendant des mois dans un centre fermé et l’expulsion forcée ? Le système capitaliste d’exploitation des travailleurs est bien rodé : pas de sanctions pour les employeurs, pas de possibilité réelle de porter plainte pour les victimes, et c’est l’ensemble des salaires et des conditions de travail qui sont tirés vers le bas : il y aura toujours bien un travailleur, même déclaré, qui cherche désespérément du travail et sera prêt à accepter des conditions encore plus basses que son voisin.
La semaine de sa mort, Osmar, qui était initialement engagé comme plafonneur, doit déplacer des très lourds blocs de béton, sans aucune protection, ni gants ni chaussures renforcées, et en collaboration avec d’autres ouvriers dont il ne connaît pas la langue. Face à ces conditions, Osmar proteste un peu auprès d’un de ses collègues, le patron étant à l’étranger. Il est alors envoyé seul dans une autre aile du chantier. C’est là qu’il tombe dans une cage d’ascenseur non sécurisée et décède.
1 mort tous les 3 jours en Belgique
Le manque de protection, de sécurisation et la dangerosité des tâches deviennent la norme sur de nombreux chantiers. 168 462 accidents du travail ont été déclarés en Belgique en 2018, contre 164 786 en 2017. Une hausse par rapport à l’année précédente avait déjà été enregistrée en 2017. Le taux de fréquence, c’est-à-dire le nombre d’accidents par heure prestée met en avant la situation des métiers de la construction : le taux moyen, tout secteur confondu est en 2018 de 16 20% ; le taux pour le bâtiment s’élève à 36 89 % soit 20 fois celui du secteur financier qui est de 1,87 %. Le nombre de morts au travail s’élève en 2018 à 134, soit 1 mort tous les 3 jours. En Belgique, en 2020, le travail continue de tuer.
Osmar est mort ; le rêve d’une vie meilleure pour Caroline et Lorenzo repose maintenant exclusivement sur les épaules de Simone, leur maman. La tâche paraît insurmontable, malgré la force de ces survivants. Au chagrin, à l’obstacle de la langue, à l’angoisse face à l’avenir, vient s’ajouter l’absence d’aides publiques et les risques d’être criminalisés par l’Etat car sans-papiers. Le grand prometeur immobilier Durabrik, à l’origine du chantier, n’est pas inquiété. Le patron sous-traitant avait proposé de participer aux frais des funérailles à condition que Simone déclare que son mari n’avait effectivement travaillé qu’une seule journée. Elle a refusé et n’a donc rien eu. La famille n’a toujours reçu aucune indemnisation. Le CPAS d’Anderlecht refuse toute aide alimentaire. En attendant Caroline cuisine des tartes qu’elle vend.
Solidarité et mobilisation déterminantes
Sans aucune aide publique, sans aucune ressource, la famille a trouvé un peu d’assistance auprès de la communauté brésilienne de Bruxelles, auprès de collectifs de sans-papiers et de réseaux de citoyens solidaires comme Amitié Sans Frontières ou encore Red Fox, le mouvement de jeunes du PTB. Les soutiens de la famille Silva comptent aussi entamer une procédure en justice pour obtenir les dédommagements auxquels chaque décès dû au travail doit donner droit. La solidarité et la mobilisation restent déterminantes dans ces affaires où seul le peuple sauve le peuple.
Quant au combat des droits égaux pour tous les travailleurs, il ne peut que continuer : pour un même travail, il faut les mêmes salaires et les mêmes protections, en matériel et en sécurité sociale. Car si aujourd’hui, les travailleurs – avec et sans-papiers – sont de moins en moins bien protégés, c’est parce que des patrons peuvent se permettre d’exploiter des travailleurs ayant moins de droits que d’autres. C’est parce qu’il y a un dumping social organisé, au niveau européen et au niveau belge. Des droits égaux sont la réponse juste et efficace pour tous les travailleurs. Et les travailleurs sans-papiers ne demandent que ça : pouvoir contribuer eux-aussi au renforcement de la sécurité sociale.
Commémoration ce vendredi 18 décembre Le réseau de soutien aux migrants, Amitié Sans Frontières, organise une commémoration pour Osmar ce vendredi 18/12 à l’occasion de la Journée internationale des travailleurs migrants. La famille de la victime sera présente, ainsi que des représentants syndicaux et des membres de la Coordination des sans-papiers de Belgique. Si vous voulez participer au soutien de la famille et aux autres projets d’Amitié Sans Frontières, vous pouvez contacter contact@amitiesansfrontieres.be ou verser quelques euros sur le compte BE76 5230 8086 1295.