Alors qu’Amnesty International dénonce l’illégalité de l’accord et appelle les dirigeants européens à « ne pas fermer les yeux sur les atteintes aux droits des réfugiés » en Turquie, le président du Conseil Européen affirme que « la Turquie est le meilleur exemple du monde ». Mais les 500 personnes qui se sont noyées la semaine passée en tentant de rejoindre l’Italie montrent que cet accord n’arrivera même pas à remplir l’objectif que s’était fixé l’UE, à savoir arrêter l’arrivée des réfugiés.
Auteur : Maxime Vancauwenberge
L’accord conclu entre l’UE et la Turquie le 18 mars dernier consiste à bloquer tous les réfugiés en Turquie. Ceux qui tentent de traverser la mer Egée sont interceptés et mis en détention sur les îles grecques, en attendant d’être renvoyés en Turquie. Seuls 72 000 réfugiés, uniquement syriens, seraient autorisés à venir en Europe directement depuis la Turquie. En échange, l’UE s’est engagée à verser 6 milliards d’euros à la Turquie, à ré-ouvrir les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE et à permettre aux citoyens turcs de voyager en Europe sans visa.
« Un pari gagnant » pour Théo Francken. Vraiment ?
L’accord avec la Turquie est rendu possible du fait que la Grèce reconnaisse à présent la Turquie comme un pays dit « tiers-sûr ». Cette notion, qui n’apparait nulle part dans la Convention de Genève, fut introduite dans le droit européen en 2005. Elle permet aux États-membres de reconnaitre un État comme « tiers-sûrs » sous quatre conditions : les demandeurs d’asile (1) ne peuvent pas y être persécutés en raison de leur origine, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social ou de leur leurs opinions politique, (2) doivent être protégés contre tout refoulement, (3) ne peuvent pas être enfermés et subir des traitements cruels, inhumains et dégradants, (4) doivent pouvoir bénéficier d’une protection conforme à la Convention de Genève.
Le 1er avril, Amnesty International publie cependant un rapport1 indiquant que les garde-frontières turcs renvoient tous les jours une centaine de réfugiés syriens en zone de guerre depuis janvier. Le 15 avril, c’est l’ONG Human Right Watch qui sort un rapport indiquant que les garde-frontières turcs ont ouvert le feu sur des réfugiés syriens qui tentaient de se rendre en Turquie après l’attaque de leur camp de réfugiés par Daech.2 Quelques mois plus tôt, le 15 décembre, Amnesty International avait déjà publié un premier rapport3 selon lequel des centaines de réfugiés sont détenus illégalement et dans le plus grand secret, sans aucun moyens de prévenir leurs familles, avant d’être renvoyés de force dans le pays qu’ils avaient fui.
Le 20 avril, en commission parlementaire, Théo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et la Migration (N-VA), déclarait cependant qu’« une solution devait être trouvée en concertation avec la Turquie pour stopper un afflux incontrôlé de demandeurs d’asile, et cela a été un pari gagnant. Le mois dernier, l’afflux était plus faible qu’il ne l’avait jamais été ces sept dernières années. Il n’était dès lors pas question de nous opposer à la conclusion d’un accord avec la Turquie ».4 Le président du Conseil Européen, Donald Tusk, en visite en Turquie le 23 avril dernier en compagnie de la chancelière allemande Angela Merkel et du vice-président de la Commission Frans Timmermans, déclarait quant à lui que « la Turquie est le meilleur exemple du monde ».5 Même l’enquête sur les accusations d’Amnesty International promise par la Commission européenne n’a finalement jamais eu lieu.
Un accord précaire qui n’arrêtera pas l’arrivée des réfugiés
Interviewé dans De Zondag le 17 avril, Théo Francken déclarait que « l’accord avec la Turquie fait effectivement une différence. Il n’y a presque plus de bateaux qui osent faire la traversée. […] Donc oui, le pire semble bien être passé ».6 Deux jours plus tard seulement, la noyade de 500 personnes tentant de rejoindre l’Italie depuis la Libye étaient confirmées par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR), indiquant qu’une nouvelle route migratoire était ouverte.
Des milliers de réfugiés tentent à présent d’atteindre l’Europe via l’Italie et la « belle-saison » ne fait que commencer. Les personnes empruntant cette route sont jusqu’ici essentiellement africaines, mais il est probable que les réfugiés syriens, irakiens et afghans l’empruntent dans les semaines à venir. L’Europe sera alors une nouvelle fois confrontée à l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés. En plus d’être inhumain et illégal, cet accord n’arrivera pas non plus à remplir l’objectif que s’était fixé la N-VA : empêcher les réfugiés d’arriver en Europe.
Invité à débattre à De zevende dag le 24 avril, le député européen N-VA Sander Loones a proposé d’étendre l’accord conclu avec la Turquie à l’ensemble des pays du bassin méditerranéen. Il est cependant difficile d’imaginer comment un tel accord serait possible avec la Libye. L’UE tente d’ailleurs déjà d’aider le gouvernement Fayez en Libye à avoir le contrôle du pays en échange d’un accord comparable à celui de la Turquie. Mais le gouvernement est contesté par d’autres groupes tandis que Daech continue à s’y développer depuis l’intervention militaire en 2011 à laquelle la Belgique a participé. Selon le chef du commandement américain en Afrique David Rodriguez, Daech posséderait entre 4 000 et 6 000 combattants en Libye, une présence qui a doublé en 18 mois.7
L’accord avec la Turquie lui-même est d’ailleurs précaire. Les autorités turques ont fait savoir ces derniers jours que si l’UE ne remplissait pas sa part du contrat – en particulier la libéralisation des visas d’ici l’été – la Turquie mettrait fin à l’accord. « Si l’accord avec la Turquie devient caduc, l’Europe n’aura alors pas d’autre possibilité que de chercher elle-même une solution. Cela impliquera que les réfugiés devront être retenus en Grèce », a réagi Sander Loones.8 850 000 réfugiés sont arrivés par la Grèce en 2015 : comment peut-il sérieusement affirmer que la Grèce devrait et pourrait tous les accueillir chez elle alors que Théo Francken disait être incapable d’enregistrer plus de 250 réfugiés par jour en Belgique ?
Une politique de paix
Tenter de résoudre la crise des réfugiés sans stratégie de paix revient à colmater une fuite avec le robinet grand ouvert. L’Union Européenne doit s’opposer à la politique de l’OTAN en cessant ses interventions militaires dans la région, mettre en place un embargo sur la vente d’armes vers des pays comme l’Arabie Saoudite qui soutiennent des groupes terroristes et mettre tout son poids dans la balance pour soutenir une solution de paix inclusive et négociée en Syrie et en Irak.
Conformément à la Convention de Genève, chaque personne fuyant la guerre doit pouvoir introduire sa demande d’asile en Europe en toute sécurité. Des centres d’accueil sous le contrôle de l’UNHCR permettant d’enregistrer les réfugiés dans la région et ensuite de les envoyer en Europe à travers un corridor humanitaire devraient être mis en place. Cela mettrait immédiatement fin aux business des passeurs. Une fois en Europe, les réfugiés devrait être répartis entre les Etats-membres en fonction de leur force économique et de la préférence des demandeurs d’asile.
Une taxe Tobin sur la migration (du capital)
Une taxe de 0,05 % sur les transactions financières qui devrait être adoptée et appliquée au niveau européen, en excluant les transactions de moins de 10 000 euros effectuées par les particuliers, pourrait rapporter 200 milliards d’euros par an. Les recettes de cette taxe sur la migration du capital courant derrière les bénéfices permettraient de financer la migration humaine de ceux et celles qui fuient les bombes et les horreurs de la guerre. Les recettes seraient réparties entre les États-membres en fonction du nombre de réfugiés accueillis tandis que le surplus pourrait être investi dans la coopération au développement afin de prévenir de nouvelles crises à l’avenir.
Une telle taxe serait largement suffisante pour financer l’accueil des demandeurs d’asile. En Belgique, selon les calculs de la Banque nationale, le coût de l’accueil des réfugiés arrivés en 2015 approcherait les 2,5 milliards d’euros entre 2015 et 2020 en y incluant les allocations sociales qui seront octroyées9, soit une moyenne de 500 millions par an.