L’Union européenne cherche à conclure un accord en vue de faire porter le poids de la crise des réfugiés sur la Turquie. L’ONU et Amnesty international dénoncent les principes qui sont à la base de cet accord. De plus, la crise humanitaire risque de s’aggraver considérablement.
Auteur : Maxime Vancauwenberge
La Turquie accepte de reprendre l’ensemble des personnes qui arrivent en Grèce sur son sol où l’UE viendrait chercher directement les réfugiés, mais uniquement les Syriens. C’est la règle du « un pour un ». Pour chaque réfugié syrien rapatrié vers la Turquie, une coalition d’États volontaires de l’UE accepte d’aller chercher un réfugié syrien en Turquie. En échange, la Turquie recevrait 6 milliards d’euros, les Turcs pourraient voyager en Europe sans visa, et la négociation pour l’adhésion de la Turquie à l’UE serait à nouveau ouverte. Les détails de l’accord doivent encore être finalisé. De nombreuses questions restent encore en suspens : quelle part de ces 6 milliards d’euros devra payer chaque État-membre ? Qui sont les États volontaires pour accueillir des réfugiés syriens depuis la Turquie ? Un quota sera-t-il instauré ? Comment le choix entre les réfugiés sera-t-il opéré ?
Un accord qui n’est donc pas encore certain d’aboutir et encore moins d’être effectivement mis en œuvre. L’accord de réinstallation de 20 000 réfugiés en Europe depuis les camps de l’UNHCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés) en Turquie conclu en juillet dernier n’a toujours pas été rempli alors qu’il manque d’ambition au regard de l’actuelle crise des réfugiés. L’accord de relocalisation de 160 000 réfugiés depuis la Grèce et l’Italie vers les autres États-membres conclu le 22 septembre 2015 n’a toujours pas été mis en œuvre non plus. Sur 160 000 réfugiés, seuls 660 ont effectivement été « relocalisés » jusqu’ici. Et la Turquie, qui s’est vu promettre 3 milliards d’euros le 29 novembre dernier pour empêcher les réfugiés de faire la traversée vers l’Europe, n’a toujours rien reçu.
Cependant, même en partant du principe que cet accord-ci serait respecté, il risque plus de mettre de l’huile sur le feu plutôt que de résoudre la crise des réfugiés – ce dont il n’a en réalité même pas l’ambition – ni même d’arrêter l’arrivée des réfugiés en Europe.
« Génération perdue »
La Turquie accueille déjà 2,7 millions de réfugiés sur son sol. Cela représente plus du double que l’Union européenne, alors que la population turque est 6 fois moins nombreuses. Le PIB de la Turquie, c’est-à-dire les richesses produites en une année, équivaut seulement à celui des Pays-Bas. Par rapport à l’Allemagne, il est près de 5 fois plus faible.
La situation devient intenable en Turquie. Les réfugiés n’ayant pas accès à l’emploi et le conflit s’éternisant en Syrie, nombreux d’entre eux se retrouvent obliger d’aller travailler illégalement pour moitié moins que leurs collègues turcs. Afin de subvenir aux besoins de leur famille, de nombreux enfants se retrouvent également obligés d’aller travailler et ne vont plus à l’école. Certains ont déjà des années de retard sur leur scolarité. En novembre 2015, Stéphanie Gee, chercheuse pour Human Rights Watch, mettait déjà en garde contre les dangers que représente une telle situation. Elle parle du risque d’une « génération perdue » et d’une vulnérabilité aux mariages précoces, au travail forcé, à la radicalisation et à leur recrutement par des groupes terroristes. La situation intenable dans laquelle se trouvent les réfugiés en Turquie est l’une des causes qui explique aujourd’hui pourquoi tant de réfugiés tentent la traversée vers l’Europe, au risque de se noyer. En janvier de cette année, plus de 55 % des réfugiés arrivant en Grèce étaient des femmes et des enfants.
D’après l’accord, l’UE permettrait également à la Turquie de créer une « safe zone » en Syrie près de la frontière turque, officiellement pour des raisons de sécurité, mais qui rendrait de facto la situation plus difficile pour les Kurdes. L’Union européenne laisse donc un acteur impliqué dans le conflit syrien, et par ailleurs membre de l’Otan, s’immiscer encore un peu plus dans le conflit en lui permettant d’envoyer des troupes au sol. L’envoi de trois navires de guerres de l’Otan entre la Grèce et la Turquie, officiellement pour lutter contre les passeurs, peut aussi être interprété comme une plus grande immixtion dans le conflit. Jusqu’ici, le commandement de l’Otan a refusé de donner plus de précisions sur le contenu exact de sa mission. Enfin, la Belgique parle à présent également d’aller bombarder en Syrie.
La conflit en Syrie et la situation intenable dans laquelle se retrouve les réfugiés en Turquie sont les deux principales raisons expliquant l’arrivée de réfugiés en Europe cette année. Cet accord, loin de trouver une solution aux causes de cette crise des réfugiés, risque au contraire de mettre encore un peu plus d’huile sur le feu.
Des passeurs plus riches
La mafia turque aurait réalisé 1 milliard d’euros de bénéfices cette année en faisant traverser la mer illégalement aux réfugiés. C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi de nombreux passeurs peuvent agir à découvert en Turquie, toute une série de garde-côtes ayant été achetés par la mafia.
Même si la Turquie et les navires de l’Otan parviennent à bloquer hermétiquement la route entre la Turquie et la Grèce, les passeurs mettront en places de nouvelles routes migratoires vers l’Europe. Ces dernières seront sans doute plus dangereuses et plus chères, permettant aux passeurs de faire de nouveaux bénéfices et l’Europe de voir des centaines de corps de réfugiés qui se seront noyés s’échouer sur ses côtes.
Le raisonnement de l’UE est le suivant : en permettant aux réfugiés d’atteindre l’Europe légalement directement depuis la Turquie, ils préfèreront attendre leur tour plutôt que de risquer la noyade. Seulement, nous ne savons toujours pas de combien de réfugiés il s’agit et, jusqu’ici, les États-membres ont fait preuve de peu de volonté de respecter les accords de relocalisation. Mais surtout, sur le 1,3 million de réfugiés arrivés en Europe en 2015, moins de la moitié étaient Syriens. On comptait également de nombreux réfugiés afghans et irakiens qui fuient la guerre également tandis que l’UE a affirmé qu’elle n’accepterait plus que les réfugiés syriens. Les autres seraient donc obligés de faire appel aux passeurs pour espérer atteindre l’Europe.
Des réfugiés à la carte ?
L’accord prévoit que l’UE viendrait chercher directement des réfugiés syriens en Turquie. Le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, n’a pas mâché ses mots à propos de cet accord en affirmant qu’il était « profondément préoccupé par tout arrangement qui impliquerait le retour indiscriminé de gens d’un pays à un autre et ne détaillerait pas les garanties de protection des réfugiés en vertu du droit international ».1 Pour Philippe Hensmans, directeur de la section belge francophone d’Amnesty International, cela « s’apparente à un marché au bétail » et « met fin à la politique sur les réfugiés conforme aux droits internationaux ».
De nombreuses questions se posent en effet sur la manière dont les réfugiés seraient sélectionnés en Turquie. Nous savons cependant que les organisations patronales allemandes ainsi que le Voka en Belgique (organisation patronale flamande) se plaignent du faible nombre de réfugiés employables directement sur le marché du travail. Il est fort probable que ces organisations patronales mettront tout leur poids dans la balance pour que l’UE puisse sélectionner les réfugiés les plus qualifiés ou en fonction des secteurs en pénurie.
Une telle politique mettrait fin à l’esprit de la Convention de Genève, qui tentait justement de mettre en place un droit pour les réfugiés fuyant la guerre et les persécutions de trouver refuge dans un autre pays, quels que soient les besoins des grosses entreprises ici.